Celles, une sentinelle de la mémoire au bord du lac du Salagou

28/10/2025

L’étrange destin d’un village promis à l’oubli

Au cœur de l’Hérault, à l’extrémité nord du lac du Salagou, s’élève le village de Celles, singulier et fascinant. Sur les cartes d’avant 1968, on le voit niché dans un vallon, entouré de vignes. À partir de 1969, Celles n’aurait jamais dû survivre : avec la création du barrage du Salagou, il était promis à la noyade. L’histoire aurait pu s’arrêter là, pour basculer dans le registre des villages perdus, avalés par les eaux. Mais le destin en a voulu autrement : l’eau n’a pas atteint les habitations, arrêtée plusieurs mètres en contrebas. Or, les habitants, expropriés et partis, laissaient derrière eux des pierres vides, des rues désertes – mais pas leur mémoire.

  • En 1969, la population de Celles est déplacée, le village déclaré voué à l’abandon (source : Archives départementales de l’Hérault).
  • Le niveau du lac, décidé à 139 mètres d'altitude, s’est finalement stabilisé plus bas, à 135 mètres – une légère différence qui sauvera les maisons de la submersion.

Là où tant d’autres villages d’Occitanie ont disparu sous les eaux, Celles, dépouillé de ses âmes, attendra un demi-siècle dans un étonnant entre-deux : ni tout à fait mort, ni réellement vivant. Ce long abandon n’a pas raturé les souvenirs : au contraire, il les a cristallisés, nourrissant une mémoire têtue, transmise par les anciens, les enfants du village, les amoureux du lieu et les curieux de passage.

Celles, miroir de la mémoire collective

Les résonances d’un village fantôme

Pour comprendre pourquoi Celles est devenu un lieu de mémoire, il faut ressentir cette atmosphère si particulière dont parlent tous ceux qui s’y arrêtent. Les maisons vides, les volets clos, les linges à demi effacés sur les murs racontent des histoires muettes : celle des familles forcées de partir, de la vie bouleversée par la construction du barrage, et de la tentative obstinée de certains Cellois – une dizaine d’irréductibles – de maintenir un lien, ne serait-ce que par le souvenir.

  • L’église n’a jamais cessé d’ouvrir sa porte quelques fois par an. Les anciens y revenaient la veille de la Saint-Baudile, patron du village, pour célébrer la messe dans une bâtisse délaissée (source : Midi Libre).
  • Chaque « fête des expropriés » réunissait, à intervalles réguliers, des dizaines de familles pour un pique-nique symbolique devant les ruines de leur enfance.

On y perçoit une présence douce-amère : la résonance de voix perdues, mais aussi la transmission des histoires, des recettes, des toponymes, dans les anecdotes rapportées par les descendants ou restituées par les guides. Au fil des ans, Celles est devenu une figure de proue, un paradoxe vivant quant à la capacité d’un lieu à rassembler autour de la mémoire même de sa disparition annoncée.

La force du témoignage : quand les habitants parlent

Une enquête menée en 2017 par la commune recueille plus de 250 témoignages via des entretiens et ateliers mémoire (source : Mairie de Celles). Parmi les récits :

  • La vie quotidienne avant le lac : vignobles, cloches, école à plusieurs classes, marchés animés chaque vendredi.
  • L’exil : la maison recouverte du « S » pour « Saurembou » signé par l’administration, synonyme de départ imminent.
  • Le retour occasionnel, pour « sentir encore l’odeur du figuier devant la porte » ou « voir si la fontaine coulait toujours ».

Ces voix tissent une toile sensible, un acte de résistance contre l’oubli. Le village devient alors plus qu’un décor pittoresque : il s’érige en un symbole de transmission et de fidélité.

Un patrimoine bâti préservé, support d’apprentissage

Ce qui distingue Celles de tant d’autres villages engloutis, c’est la conservation de son bâti. Pierres, toits de tuiles, linteaux datés, four banal et ruelles entremêlées racontent une histoire rurale vieille de plusieurs siècles. En 2017, on recense :

  • Plus de 30 maisons encore debout, dont la plupart datent du XVIII siècle (source : Inventaire général du patrimoine culturel).
  • Une mairie, une école et une église classées à l’inventaire régional.

Les murs sont autant de supports pédagogiques, utilisés par des associations, des guides ou des enseignants pour évoquer :

  • Le bâti occitan et ses spécificités dans la région du Salagou : pierres rouges de ruffe, enduits traditionnels, tuiles canal.
  • Les modes de vie ruraux disparus, l’économie viticole, l’organisation sociale du « village-centre ».
  • Les conséquences environnementales et sociales des grands travaux d’aménagement du territoire.

La mairie restaure peu à peu les maisons du centre-bourg, les ouvrant au public sous forme d’expositions, d’ateliers ou de parcours-découverte, offrant à tous l’occasion d’apprendre l’histoire par la pierre et la parole.

Renaissance et transmission : l’aventure d’un retour à la vie

Celles, laboratoire d’une mémoire vivante

À partir de 2017, la page du village fantôme s’ouvre sur un nouveau chapitre : l’expérience inédite d’une renaissance progressive. Soutenue par la commune, le Département, l’État et l’Europe, une vaste opération de réhabilitation commence. Plus qu’une restauration bâtisse par bâtisse, il s’agit de créer un modèle d’habitats innovants, tourné vers la transmission et le partage.

  • En 2021, 10 premiers foyers s’installent dans l’ex-bourg, sélectionnés sur projet, avec l’engagement de contribuer à la vie du village (source : La Gazette de Montpellier, 2021).
  • Des artisans, artistes, familles et agriculteurs réinvestissent les lieux, portant un projet de village « partagé », alliant accueil touristique, culture et agriculture raisonnée.

Le projet communal prévoit notamment :

  • Un éco-hameau d’une vingtaine de familles à terme, mêlant logements, ateliers, micro-ferme et espaces partagés.
  • La création d’un centre d’interprétation du paysage, dédié à l’histoire du Salagou : de la géologie à l’hydroélectricité, jusqu’au destin des villages déplacés.

Celles devient alors une scène d’expérimentation collective, où la transmission ne se lit pas seulement dans le passé, mais se vit au quotidien, au fil de rencontres, d’initiatives et d’animations.

Des initiatives qui cultivent la mémoire : expositions, sentiers, ateliers

La transmission tient aussi à une vie associative intense :

  • Le sentier du patrimoine : un circuit pédestre signalé, ponctué de panneaux explicatifs réalisés avec des témoins de l’époque, raconte l’épopée du village, l’histoire du lac, la faune, la flore et les métiers d’autrefois.
  • Expositions annuelles : chaque été, la mairie et les associations locales (ex : Celles en Vie) proposent photos, films d’archives et objets pour raconter la vie d’antan.
  • Ateliers de transmission : des anciens initient enfants et visiteurs à la taille de la pierre, à la préparation du « fougasse » ou à la langue occitane (source : Celles.fr).
  • Journées européennes du patrimoine : affluence record en 2023 avec 1200 visiteurs selon la commune — preuve de l’attrait croissant pour cette mémoire partagée.

Celles n’est plus seulement un site sombré dans l’oubli, mais un lieu de pédagogie vivante, où la mémoire s’incarne dans des gestes, des saveurs, des récits transmis de main en main.

Un village-passeur entre générations et voyageurs

L’attrait d’un symbole pour le territoire du Salagou

Celles, au fil du temps, s’est imposé comme un « village-passeur ». Ce n’est pas un hasard si les cyclistes, marcheurs et familles qui parcourent les rives du lac s’y arrêtent presque systématiquement. L’attrait du lieu tient à plusieurs dimensions :

  • La rareté : il existe moins de 10 villages « sauvés in extremis » après décision de submersion en France (d’après France 3 Occitanie).
  • Un paysage vibrant : les ruffes rouges contrastant avec la turquoise du lac, sous la lumière unique du causse (évoqué par de nombreux photographes et peintres de la région).
  • Un espace de questions : la visite de Celles fait réfléchir aux choix de société, aux transformations écologiques et à la gestion de la ressource en eau – autant de sujets brûlants aujourd’hui.

Une transmission ouverte : de la famille aux écoles, du chercheur au promeneur

Celles accueille aussi bien :

  • Les écoles et collèges locaux, venus travailler sur l’histoire locale, la gestion durable, la mémoire des lieux ou le vivre-ensemble.
  • Des chercheurs en sciences sociales ou en patrimoine, qui y étudient la résilience rurale et les effets des politiques publiques sur les territoires.
  • Les familles attachées à leurs racines, venues transmettre aux enfants ce que fut la vie d’avant et leur engagement pour la préservation du site.
  • Les touristes sensibles à l’émotion des lieux « oubliés du progrès », curieux de comprendre comment un village renaît de ses cendres.

Celles, entre passé et futur : un lieu inspirant pour l’Hérault

La force de Celles réside dans sa capacité à tisser des liens entre générations, innovations et récits anciens. Rares sont les lieux qui, comme ce village suspendu depuis 50 ans sur les rives du Salagou, font dialoguer avec autant de force les mémoires rurales, les utopies de la transmission, les défis écologiques et l’exigence de vivre-ensemble. Avec sa renaissance, Celles illustre les chemins possibles pour d’autres villages menacés : la valorisation du patrimoine n’y est pas un acte figé, mais un ferment de vitalité, un moteur pour le territoire, une respiration pour la mémoire collective.

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